Je sais l’utilité de la fiction dans un monde de dure réalité, et comment la fiction peut être une vérité plus dure encore. L’histoire de ce qui s’est passé, ou de ce qui ne s’est pas passé mais qui aurait du se passer – cette histoire peut se changer en rideau tiré, en bribe d’isolement, en déguisement, en lame de rasoir, en outil qui se transforme à chaque usage et qui devient à chaque fois autre chose que ce qu’on avait prévu. L’histoire prend la forme de ce dont on a besoin.
Deux ou trois choses dont je suis sûre, et l’une d’entre elles est la signification de n’avoir aucune version aimée de la vie que celle que l’on construit, Dorothy Alison, Deux ou trois choses dont je suis sûre, éditions Cambourakis
À Sylvie Baerenzung née Zwickert, ma mère
Après avoir vu la création de Solene L’Icône j’ai lu ici et là différents retours positifs et a m’a spécialement frappé, quelqu’un.e disait qu’il s’agissait d’un « OVNI » alors que je n’avais en tête que ce mot “INCROYABLE.” Incroyable parce que justement cette pièce n’était pas pour moi un objet non-identifié, c’était au contraire un objet reconnaissable que j’avais cru perdre à jamais, celle de nos histoires. C’est en cela que cette pièce est incroyable, que nos histoires soient là visible au théâtre qui se plaît tant à singer notre classe ouvrière, la documenter pour les regards petits bourgeois ou à la mépriser. Certes Solène joue devant tout le monde toute classe confondue (on était à Lyon donc je ne me fais pas trop d’illusion sur l’appartenance sociale de la majorité du public) mais pour moi là où il s’agirait d’un OVNI comme certains se plairait à le dire, pour moi cette pièce est objet identifié et bienvenu car elle emploie nos code qu’on reconnaît immédiatement.
Esthétiquement pourtant la scénographie pourrait parler à tout le monde : le décor léopard face au miroir renvoie à la fois à l’esthétique cagole qui a subi depuis des années maintes appropriations culturelles et en même temps à l’esthétique fem qui au fur et à mesure des décennies est passée d’une esthétique proprement ouvrière à une esthétique interclasse. Pourtant tout le contenu de la pièce opère une action de réappropriation de ces symboles parce qu’elle nous replace dans ce que Dorothy Alison appelle dans Peau le contexte en reprenant une conversation qu’elle a avec sa copine :
« Je pensais savoir à quoi m’attendre – ta famille, Greenville. Tu m’avais raconté tellement d’anecdotes. Mais les mots … » Elle a levé la paume de sa main en l’air et tendu les doigts comme si elle cherchait à exprimer une idée. « Je ne sais pas. Je pensais comprendre ce que tu disais par ‘’classe ouvrière’’, mais il me manquait un contexte. 1»
Sans ce contexte, on ne peut comprendre vraiment notre attachement marqué de discontinuité à notre milieu souvent décrit et vu comme un milieu de violence et de vulgarité. Le contexte repolitise nos espaces , il leur redonne un contenu et une histoire, celle qui est effacée des grands récits et qui est constitutive de notre subjectivité gosse de prolo.
Une fois pour parler de mon propre travail, une libraire m’a dit qu’en lisant mon recueil elle a eu l’impression d’être face à un colis piégé dans un bel emballage. Je dirais la même chose de L’icône. Je dirais même que c’est en cela qu’on reconnaît très vite qu’il s’agit d’une pièce par nous pour nous parce qu’elle renvoie la honte, elle dénonce mais elle aime aussi et elle répare.
La mère c’est celle qui ne respecte pas l’intimité de Solène parce qu’elle ne frappe pas à la porte pendant qu’elle se branle adolescente et qui reproduit par là les rouages du système incestuel, ce que Solène rappelle dans la pièce. La mère c’est aussi celle que Solène aime parce que sa mère c’est son premier public, celle qui l’encourage à devenir l’icône qu’elle est déjà mais c’est aussi celle qui dit qu’elle ne pourra jamais être miss France, que ce n’est pas pour elle. Solène appelle alors Geneviève de Fontenay pour l’insulter et venger sa mère car c’est à cause d’elle notamment qu’elle a intégré le discours qu’on ne peut pas être une miss France quand on ne correspond pas aux normes esthétiques de la beauté gracieuse qui sourit et ne dit rien. La mère crie, rit et fait du bruit tout comme Solene qui dès le début alors que le public n’est pas encore installé dans les sièges, nous joue cette scène que nous connaissons toustes de notre adolescence à chanter des chansons (dont Diam’s qui rappelle au public que « c’est pas l’école qui nous a dicté nos codes non non » ) casques sur la tête à en crier des fausses notes parce qu’elle ne s’entend pas chanter. Solene oppose à l’esthétique miss France une esthétique fem bruyante et camp durant toute la pièce. Son professeur de sport lui dit que son corps déborde et elle en fait une arme d’affirmation redoutable. Le corps de Solene nargue les spectateurices de sa souplesse (on entend dans le public des « oh » d’admiration mais qui ne dissimule pas non plus une certaine envie) Elle en fait des caisses et ne s’en excuse pas, c’est un retournement de stigmate bien renvoyé au capitalisme patriarcal qui exerce au quotidien des pratiques de coercition sur tous les corps qui dérangent que ce soit celui des ouvrier·es, des racisé·s,des trans, des handi·es ou des gros·ses. Quand Solène reprend en lip sync dans sa combi rose panic juicy (qu’elle ne quittera pas durant toute la pièce) le Stabat Mater Lacrimosa de Pergolesi et chante Teste moi déteste moi de Priscilia en a cappella, elle décale complètement l’objet. On s’attendrait plutôt qu’elle fasse l’inverse : l’a cappella pour le Stabat Mater et le lip sync pour Priscilia mais non, elle se moque des grandes références pour donner une place centrale à la culture pop. Pour moi qui ne captais sur des radios en plein village que NRJ ou Europe 2, Priscillia faisait partie de LA CULTURE et le stabat mater, faisait partie des cours du collège enseignés par ce professeur qui virait systématiquement de son cours les élèves perturbateurices dont je faisais partie (on n’a pas l’impression quand on me lit mais j’étais une cancre de premier niveau jusqu’à la fin du lycée.) Solène s’attaque à la culture officielle de façon très ingénieuse : elle ne fait pas de grandes déclarations politiques sur le parquet du théâtre dans une sorte de long monologue épique, elle ne fait absolument aucune référence à des grands classiques du marxisme, elle n’en a pas besoin. Parce que la colère qui est la conséquence de nos blessures et du ratatinage systématique qu’on s’est pris·es pour ‘‘manque de bonne culture’’ est bien présente. Elle a des munitions pour l’attaque, il n’y a qu’à puiser dans les souvenirs. Tout est dans nos chairs. Le moment d’apogée de cette situation c’est quand elle nous chante la chanson que l’adolescente future icône écrit pour Jean Jacques Goldman et Céline Dion dans une maitrise absolument parfaite de sa voix : passer du registre de voix Goldman à Céline Dion de façon alternée quelle performance et quel pied de nez à toutes les correspondances que des écrivain·es ont pu entretenir avec des jeunes à la plume précoce pour leur dire comment écrire, comment aimer, comment considérer l’existence ! Solène comme Rimbaud pisse à la gueule de ces références qui ont probablement assassiné bon nombres d’icônes qui ont oublié leur rêve de gosse maintenant que adultes aliéné·es dans un système capitaliste hétérosexuel iels sont à l’usine ou en train de faire le ménage dans un appartement de bourgeois·es pour nourrir leurs enfants, elleux même destiné·es à la même condition que leurs ainé·es.
J’aimerais avant de m’arrêter là dire ce en quoi cette pièce répare quelque chose qu’on nous a volé à nous les gosses de prolo (et je vais reprendre ce sujet dans un texte à quatre mains avec Solène) c’est la joie. Quand on se retrouve dans des soirées (straight ou queer) et que des personnes qui ne sont pas du même milieu social que nous disent écouter Priscillia ou Hélène Ségara ou Laurie etc de façon ironique alors que pour nous c’est sérieux car c’est notre histoire, quand ces mêmes personnes jugent notre façon de dépenser sauf quand on dépense pour elleux et qu’iels ne nous offrent jamais rien, qu’iels nous disent d’aller plutôt dans les fripes ou les Emmaüs faire de la recup’, quand iels encensent l’esthétique dite schlag alors que ado on se tapait la honte au collège à porter des nippes troués ou passés à la mode parce que nos parents n’avaient pas la possibilité de nous acheter le dernier survêtement Nike. Les bourgeois·es et petit·es bourgeois·es sont avares, font des économies sur leur futur patrimoine et n’ont aucun problème à vivre dans un peu de puanteur parce qu’iels ont la honte d’avoir vécu dans des linges souples et propres. On aime sentir bon et porter du neuf parce qu’on nous considérait sal·es tout le temps même si on se frottait tout le corps avec tous les effets gommant possibles et qu’on étalait nos visages de crèmes pour acnés remplies de produits pétrochimiques et cancérigènes, on restait sal·es et boutonneuxses. Merci pour la joie Solène et merci pour cet instant de rire et de larmes. À toutes nos mères mêmes celles qui ont été défaillantes (la mienne) car nous qui venons de là où nous venons, rien ne nous ai jamais acquis. Pourtant nous qui ne venons de rien, nous voulons tout et c’est ce que L’icône tient à rappeler, on n’a pas de place à prendre. La place, c’est nous.
Crédit pour la pièce : Solène Celse au jeu
Coécrit : Melissa Mambo Bangala et Solène Celse
Comise en scène : Jessica Guilloud
Technique : Melissa Wojylac / Mélodie Preu / Marsu Roqueplo
1 Dorothy Alison, Peau, A propos de sexe, de classe et de littérature, éditions Cambourakis